La misère dont je parle dans le titre de ce post peut être la misère humaine, la misère tout court ou encore la Tradescantia Zebrina plante vulgairement connue comme Misère en français ou, dans le cas qui nous occupe, Judeu errante (juif errant) en brésilien. Pour ceux qui ne connaissent pas la plante, considérée comme une mauvaise herbe, le nom scientifique Tradescantia zebrina serait également matière à discussion… Mais si vous la connaissez, vous serez plus indulgents et sauriez que zebrina remet tout simplement aux rayures de ses feuilles…#oupas.
Quoi qu’il en soit, toutes les significations du mot misère ont en commun une chose : le patriarcat, la domination, la suprématie blanche…
Eh euh, comment ?
Je vais parler ici plutôt de taxonomie, car, pour les autres sens du mot, il me semble inutile d’expliquer leur relation avec le patriarcat et la domination…
Tout d’abord, reconnaissons l'artificialité des préjugés considérés comme étant naturels et que ces préjugés sont, littéralement, enracinés en nous.
Ceci dit, on ne devrait donc pas être surpris que, dans ce processus historique de domination, les intolérances culturelles animent aussi le mouvement anthropomorphique injurieux dicté sur le monde végétal. Un mouvement qui naturalise des noms offensifs envers des groupes sociaux en même temps qu’il rend hommage aux rois et reines européens.
Voyons quelques exemples de nomenclature botanique, dont les noms vernaculaires sont traduits littéralement du portugais du Brésil :
Juif errant (Tradescantia Zebrina)
Marie sans vergogne (Impatiens parviflora)
Côte d’adam (Monstera deliciosa)
Puanteur de métisse (Tanacetum vulgare)
Baiser de pute (Psychotria Elata)
Sein de jeune femme (Capsicum Chinense)
Tête de noir (Guazuma ulmifolia)
Épine de Juif (Berberis laurina Billb.)
Natte de Roms/gitan (Senecio jacobsenii)
Nigger toe (Bertholletia excelsa)
Citron kaffir (Citrus hystrix)
Quelques dénominations peuvent paraître inoffensives, on pourrait rétorquer, car, en tant qu’occidentaux, on a du mal à lire le monde en dehors de modèles et de fenêtres de la renaissance. Ne perdons jamais de vue, que, différemment de la vision, qui est un attribut purement physique, le regard, lui, est culturel.
Pensons, par exemple, aux plantes du genre Nymphaeas qui ont tant inspiré Monet. Et ces fleurs blanches et virginales, les virginianas, virginicas, virginucum, faisant référence à la virginité féminine, à la pureté et à la délicatesse.
Alors que kaffir ou caffrum, noms dérivés de l’arabe infidèle et équivalent au mot nigger, aujourd’hui remplacé par N-word, à cause de la violence raciste qu’elle représente, nommant des nombreuses espèces botaniques.
Vous l’aurez compris, ces dénominations sont loin d’être inoffensives et constituent une violence symbolique monstrueuse, un bouquet bien garni de misogynie, racisme et intolérance.
Bref, la taxonomie botanique s’est configurée en tant qu’une technologie de l’empire colonial, soucieuse des principes de catégorisation et identification. Pour maîtriser une nature autonome, il fallait plus la dompter que la comprendre. Dans ce sens, les colonisateurs ont classifié et nommé tout ce qu’ils ne pouvaient pas comprendre, tout ce qui faisait peur, à partir de leurs propres principes culturels.
Simple, bien que réducteur… Car nommer, c’est prendre possession, c’est empêcher les peuples originaires de s’approprier matériellement et symboliquement de la nature. Un arbre sacré aux pouvoirs médicinaux, ne sera plus un arbre aux fruits mûrs et à la coque dure, mais, désormais, Hymenaea courbaril, faisant référence au hymen féminin.
On rabaisse ainsi au même temps les plantes et les cultures pour lesquelles les savoirs présupposent la présence du monde végétal, mais pas que.
Ce qui est surprenant et en même temps flagrant, c’est que la plupart des plantes ayant des noms tyranniques, ce sont justement celles connues comme les mauvaises herbes.
Ces herbes “rebelles” sont ainsi déterritorialisées de ses fonctions ritualistes, religieuses et de guérison et ensuite effacées, soumises à une hiérarchie inférieure complètement artificielle imposée par l’histoire botanique coloniale. Au nom d’un purisme scientifique et d’une vision utilitaire, les noms des plantes données par les communautés autochtones sont remplacés et leurs traditions considérées comme des maladies qui doivent être soignées ou des infestations qui doivent être contrôlées.
Reprenons la plante citée au début, Juif errant ou Misère en français et évoquons quelques faits : Galton, le père de l'eugénisme, qui était cousin de deuxième degré de Darwin, était émerveillé par la théorie de la sélection naturelle ; néanmoins, préoccupé par son ralenti, il a voulu, disons, donner un coup de pouce à ce processus naturel et a créé ce que l’on connaît par eugénisme. C’est ainsi qu’en 1883, dans son livre Inquiries into Human Faculty and its Development, Galton présente le concept d'Eugénie, motivé par le désir d'accélérer le processus de sélection naturelle qui assurerait la disparition de races sauvages.
En outre, la propagande nazi était basée dans une fable, raconté depuis le 13ème siècle, selon laquelle un juif avait dénoncé Jésus Christ et comme punition son peuple serait condamné à divaguer dans le monde sans répit. Or, l’on sait que juif = une personne déterritorialisée. Et les plantes ayant des épines, comme il est facile de supposer, font souvent références aux Juifs.
Or, isoler l’individu de leur territoire était justement la force motrice du colonialisme. Les plantes, les animaux et le corps humain ont été ainsi objectualisés, disséqués et instrumentalisés comme entertainment.
La catalogation du monde soutiendra aussi les plantations. En expropriant la terre, les colonisateurs exproprient aussi la plante de l’intégralité de la vie. Il fallait absolument se débarrasser des las malas hierbas (as ervas daninhas, les mauvaises herbes), de ‘nuestras hermanas’, comme les appellent affectueusement les amérindiens, pour que le jardin de l’humanité s'épanouisse. Aux mauvaises herbes, l’on pourrait ajouter quelques synonymes tels que noirs, juifs, fous, femmes hystériques, etc.
Pour en finir, je suppose que le lecteur se demande pourquoi j’ai parlé d'intelligence artificielle dans le titre de cet article ?
Parce que cet article est basé sur l’exposition Botannica Tirannica de Giselle Beiguelman présentée dans le Museu Judaico de São Paulo São Paulo, fruit d’un solide travail de l'artiste dans les domaines artistique, académique et culturel, où elle cherche à déconstruire l’imaginaire colonialiste à travers une rébellion scientifique et informationnelle.
Dans une partie de son exposition, intitulée Mutadis Mutandis, l’artiste provoque un court circuit dans le système, intégrant des données incongruentes ; ainsi, sachant que comme l'Eugénie, l'IA travaille avec l’effacement des particularités, elle introduit des images de plantes ayant de noms dérogatoires pour les juifs, noires, femmes, gitans, dans le but de forcer ce système à réaliser une lecture différente, opérer dans une extra nature, plutôt que reproduire le réel.
Par conséquent, ce que l'on voit défiler sur les écrans est un écosystème d’une science errante, ne transitant qu’entre les erreurs supposés, faisant fleurir des êtres hybrides, sans noms, sans racines. Comme dit l’artiste, “une flore mutatis mutandis, qui ne cesse de changer ce que doit être changer”.
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